Application de l'article 90 al. 3ter LCR : clarifications jurisprudentielles récentes

14 mars 2025

La Suisse, longtemps championne européenne de la tolérance zéro sur les routes, aurait-elle desserré la vis ?

Réputée pour l’intransigeance de sa politique répressive en matière de circulation routière, la Suisse amorce aujourd’hui un tournant juridique majeur. Jusqu’à récemment, les grands excès de vitesse entraînaient systématiquement une peine privative de liberté, traduisant une volonté politique claire : celle de tolérance zéro sur les routes. Cette sévérité, saluée par certains comme un gage de sécurité, a toutefois alimenté de vifs débats au sein des milieux juridiques et de l’opinion publique.

Or, le paysage a évolué. Depuis l’entrée en vigueur, le 1er octobre 2023, de l’article 90 al. 3ter LCR, les tribunaux disposent d’une marge d’appréciation plus large, permettant, dans certaines conditions, de substituer une peine pécuniaire à la peine privative de liberté prévue par l’art. 90 al. 3 LCR.

Deux arrêts récents, destinés à la publication et rendus les 11 septembre et 13 novembre 2024, en date du 11 septembre 2024 et du 13 novembre 2024, offrent des éclaircissements significatifs sur l’application de cette disposition.

 

  1. L’arrêt du Tribunal Fédéral 6B_1379/2023 du 11 septembre 2024 : L’absence d’antécédents comme critère déterminant et la réaffirmation du pouvoir d’appréciation du juge

 

Les faits

Le 14 novembre 2020, un automobiliste a été flashé à 188 km/h sur un tronçon limité à 100 km/h sur l’autoroute A2. L’excès de vitesse de 88 km/h répondait aux critères du « délit de chauffard » selon l’article 90 al. 4 let. d LCR.

En première instance, l’automobiliste a été condamné à une peine privative de liberté de 12 mois avec sursis et à une amende de CHF 500.-. La Cour cantonale a confirmé la culpabilité, mais en appliquant l’article 90 al. 3ter LCR, elle a remplacé la peine privative de liberté par une peine pécuniaire de 180 jours-amendes à raison de CHF 240.- par jour, assortie d’un sursis et d’une amende de CHF 1'000.-.

Le Ministère public a contesté cette décision devant le Tribunal Fédéral, estimant que l’application de l’article 90 al. 3ter LCR était injustifiée.

 

En droit

Le Ministère public soutenait que l'article 90 al. 3ter LCR, permettant de substituer une peine privative de liberté par une peine pécuniaire, ne devait s’appliquer que dans des circonstances particulièrement favorables, similaires à celles mentionnées à l’article 48 du Code pénal (ci-après : CP). Il reprochait à la Cour cantonale une motivation insuffisante et une interprétation trop large de la nouvelle disposition, réduisant la peine de moitié.

 

L'article 90 al. 3 LCR, en vigueur depuis 2013, prévoit une peine privative de liberté d'un à quatre ans pour toute personne qui, en violant intentionnellement des règles élémentaires de la circulation, crée un risque élevé d'accident entraînant des blessures graves ou la mort. Jusqu’au 1er octobre 2023, l'article 90 al. 4 précisait que l’al. 3 s'appliquait automatiquement en cas d'excès de vitesse importants.

 

Toutefois, le Tribunal Fédéral a rappelé que la réforme récente de la LCR avait précisément pour but d’accorder une plus grande marge d’appréciation aux juges. L’article 90 al. 3ter LCR permet désormais de prononcer une peine pécuniaire à la place d’une peine privative de liberté si le conducteur n’a pas été condamné pour une infraction grave au cours des dix années précédant l’acte.

Conclusion

Le Tribunal Fédéral a confirmé que la Cour cantonale avait correctement appliqué la lex mitior, qui impose d’appliquer la loi la plus favorable au prévenu en cas de changement législatif. L’absence d’antécédents en matière de crimes ou délits routiers a été jugée comme un critère suffisant pour justifier l’application de l’article 90 al. 3ter LCR.

La condamnation à une peine pécuniaire a donc été confirmée.

 

  1. L’arrêt du Tribunal Fédéral 6B_1379/2023 du 13 novembre 2024: Application de l’article 90 al. 3ter LCR aux jeunes conducteurs

 

Les faits

Le 30 mai 2022, un motocycliste de 21 ans a été contrôlé à une vitesse de 153 km/h sur un tronçon d'autoroute limité à 80 km/h. Après déduction de la marge de tolérance, l'excès de vitesse retenu était de 66 km/h, soit un « délit de chauffard » selon l'article 90 al. 4 let. c LCR.

En première instance, le Tribunal de police de Genève l’a condamné à une peine privative de liberté de 12 mois avec sursis et un délai d’épreuve de trois ans. La Chambre pénale d’appel et de révision a ensuite réduit cette sanction à une peine pécuniaire de 180 jours-amendes à raison de CHF 30.- par jour, avec sursis.

Le Ministère public a contesté cette décision, soutenant que l’exception prévue à l’article
90 al. 3ter LCR ne devait pas s’appliquer aux jeunes conducteurs.

 

En droit :

Selon le Ministère public, les conducteurs novices n'ayant pas encore acquis une expérience suffisante sur la route, faute d'un historique de conduite significatif ne devraient pas pouvoir bénéficier de l’atténuante de l’article 90 al. 3ter LCR. En effet, le prévenu étant titulaire d’un permis à l’essai et n’ayant pas encore accumulé dix années de conduite, il ne pouvait, selon le Ministère public, être considéré comme un conducteur sans antécédents au sens de la loi.

 

Toutefois, le Tribunal Fédéral a rejeté cet argument et a confirmé que l’article 90 al. 3ter LCR ne contenait aucune restriction en fonction de la durée de détention du permis de conduire. Il a relevé que cette disposition ne distingue pas entre les conducteurs expérimentés et les nouveaux titulaires d'un permis.

 

Le raisonnement du Tribunal Fédéral s’est reposé sur plusieurs principes juridiques :

  • Interprétation littérale : En effet le texte de l'article 90 al. 3ter LCR ne fait pas référence au nombre d'années de conduite de l'auteur, ni à son statut de conducteur expérimenté ou novice.

 

  • Interprétation historique : L'examen des débats parlementaires montre que le législateur n'a jamais évoqué l'idée d'exclure les jeunes conducteurs de cette disposition. L'objectif principal était d'accorder une plus grande marge d'appréciation aux tribunaux dans la fixation des peines.

 

  • Interprétation téléologique : La finalité de l'article 90 al. 3ter LCR est d'éviter des sanctions excessivement sévères pour les auteurs d'infractions qui n'ont pas d'antécédents graves. Le Tribunal Fédéral a ainsi considéré qu’introduire une distinction entre conducteurs selon leur expérience irait à l'encontre de cet objectif.

 

Conclusion :

Le Tribunal Fédéral a estimé que, dès lors qu’un conducteur, qu’il soit novice ou pas, ne présente pas de condamnation antérieure pour un crime ou un délit routier grave, il peut bénéficier de la flexibilité introduite par l’article 90 al. 3ter LCR. La peine pécuniaire prononcée par la juridiction cantonale a donc été confirmée.

 

  1. Implications pratiques de ces décisions :

 

Ces deux arrêts apportent des clarifications importantes quant à l’application de l’article 90 al. 3ter LCR :

  • L’exception à la peine minimale d’un an de prison peut être appliquée dès lors que l’auteur de l’infraction n’a pas été condamné pour une infraction routière grave au cours des dix années précédentes.

 

  • Les jeunes conducteurs ne sont pas exclus du bénéfice de cette disposition. L’absence d’antécédents su une période de dix ans est appréciée objectivement, sans considération pour l’âge du conducteur ou la durée de détention du permis. Cette interprétation assure une application uniforme de la loi, sans introduire de distinction entre conducteurs expérimentés et nouveaux titulaires.

 

  • Le TF réaffirme par la même occasion que les tribunaux disposent d’une plus grande marge d’appréciation pour adapter les sanctions aux circonstances spécifiques de chaque affaire.